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Les maîtres de Crine

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Les Maîtres de Crine

par Gildas Jaffrennou


Je ne trouvai rien à dire. Quarante-cinq morts en trois mois par la foudre. Ce que Meyer appelait des "perturbations climatiques".

Je commençais à comprendre pourquoi personne n'était venu nous accueillir.

"Vous avez souvent des orages comme celui-là ?

- Non... Mais ça arrive même sans orage. Il suffit que le ciel soit nuageux.

- Est-ce... Est-ce que quelqu'un aurait survécu ou assisté à... au phénomène ?

 

- Vince a vu une équipe de douze personnes, qu'il dirigeait, se faire avoir juste devant lui. Il conduisait un bulldozer. La cabine a fait cage de Faraday et l'a protégé."

Vince Perne: 35 ans, ingénieur en technologies de construction. Un type trapu au regard gris fatigué. C'est lui qui m'avait servi cette liqueur des Dieux qu'ils appelaient fumecrâne.

"Qu'est-ce que vous faisiez là-bas Mr Perne ? En tant qu'ingénieur, vous n'auriez pas dû être sur le terrain il me semble.

crine 3 - Depuis que les ennuis ont commencé, nous allons tous sur le terrain. Les hommes refuseraient d'obéir si on les envoyait au casse-pipe sans prendre de risques nous-mêmes."

Il parlait sans hésitation, et avec un sang-froid étonnant pour quelqu'un qui a vu tout ce monde mourir sous ses yeux.

"Ça s'est passé quand ?

- Il y a 13... non, 14 jours. Depuis, on ne travaille plus que quand il fait franchement beau temps.

- Vous avez une idée de ce qui vous fait tomber la foudre dessus ?

- ...

- Vous avez quand même essayé de comprendre, non ?

- La foudre... c'est un truc naturel, dit Perne, c'est lié à cette planète et à son climat.

- Stall avait fait des expériences", dit Tenbar, "il s'y connaissait pas mal en météo, et sur le mécanisme de la foudre. Il voulait savoir si quelque chose en nous pouvait l'attirer. Il n'a pas eu le temps de trouver grand chose, et puis il manquait de matériel. Il avait fabriqué des espèces de tubes en syntéplast de la hauteur d'un homme et qu'il remplissait avec des solutions salines et de je ne sais quoi. En tout cas, la foudre l'a préféré à ses simulacres. Il s'est fait avoir le mois dernier."

- ... Et ses putains de tubes sont toujours là !"

Celle qui venait de parler était Katia Orrane, la responsable de la section bioorganique de l'usine de traitement du bois. Docteur en Biologie Cellulaire et Physiologie Végétale. Une belle silhouette un peu voûtée, au regard très sombre. Elle poursuivit:

"J'ai essayé de continuer ce que Stall voulait faire, mais cette putain de foudre a l'air d'avoir sa volonté propre, et je n'ai rien trouvé qui l'attire spécialement. Même les paratonnerres ne servent à rien.

- Cette "foudre" serait attirée par les êtres vivants ?

- Pas par tous les êtres vivants, reprit Tenbar, juste par les colons. Il y a d'énormes bestioles dans la forêt, comme les bonfiks, et la foudre ne leur tombe jamais dessus.

- ... Vous pouvez me resservir de cette liqueur des Dieux ? Du "fumecrâne", c'est ça.

Perne remplit mon verre. Le feu crépitait doucement tandis que le vent continuait à siffler par rafales. Tous me regardaient, mi-intrigués, mi-attentifs. Je haussai les épaules.

"Sincèrement, je suis un peu dépassé. Je n'avais encore jamais entendu parler de ce genre de truc."

La plupart baissèrent les yeux. Ils attendaient autre chose.

"Mais mon business, c'est justement les trucs auxquels personne ne comprend rien, alors je devrais bien m'en sortir d'une manière ou d'une autre.

- Et vous ne pensez pas que le gouvernement...

- Le gouvernement d'Alciol m'a manifestement choisi pour lui servir de parapluie à merde. C'est désagréable."

Il y eut des remous et quelques rires nerveux.

"Je commencerai mes analyses dès que possible. J'ai apporté quelques petits gadgets qui pourront nous aider". Je montrai mes énormes bagages. "En attendant, je mangerais bien un morceau. Si vous avez autre chose que des rations spatiales à croûter !".

Ils avaient autre chose, en effet. Cuisine locale à partir des produits du cru, garantis sans colorants ni conservateurs ! J'eus droit à une soupe de légumes sauvages à l'arôme acidulé, un plat de viande rôtie que l'on me dit être du bonfik, et un gâteau aux noix de "mielmenthe", une plante sauvage. Ces colons me plaisaient de plus en plus. Ils savaient vivre.

Finalement, un certain Alain Gaurne me guida à l'étage où ils m'avaient préparé une chambre. Il porta une partie de mon matériel et fut surpris par le poids des sacs. J'emporte toujours du matériel sérieux quand je pars outre-espace: scanner, chromatographe, spectrophotomètre à luminescence, analyseur de métaux, séquenceur d'ADN, senseurs bioorganiques, mini-ordinateur, ... et comme toujours, mon vieux Magnum Spécial (juste au cas où). L'orage avait fini par se calmer, et je passai une bonne partie de ma première nuit sur Crine à méditer sur cette "foudre" énigmatique.

Le lendemain, après un rapide petit déjeuner au réfectoire du baraquement, Tenbar me proposa de visiter la colonie. Nous passâmes donc la matinée à aller d'un bâtiment à l'autre. Je vis les dortoirs, qui étaient tout de même en chambres individuelles, comme la mienne, ou par couples; les deux cuisines, l'immense atelier d'entretien des véhicules, le tout aussi immense hangar des engins de défrichage et de terrassement, l'usine de traitement et de conditionnement du bois et des extraits végétaux; l'hôpital qui occupait tout un étage de la troisième résidence; la cafétéria où on me présenta Linda Pokner, à qui la colonie devait l'invention du fumecrâne; le gymnase, la salle des fêtes, le cinéma 3D, et le laboratoire. La Clydencorp avait manifestement fait de son mieux pour accueillir ses employés dans les meilleures conditions. Seul le labo me parut vraiment sous-équipé, mais je reconnais avoir l'oeil plutôt critique sur ce point.

Toujours est-il que Tenbar m'embarqua finalement dans un petit hélicoptère biplace pour un survol de la zone des travaux. Le bruyant engin nous amena rapidement à une centaine de mètres d'altitude, offrant une vue panoramique du site d'installation.

C'était une région faiblement vallonnée recouverte d'un épais manteau végétal, limitée au sud par des collines abruptes. Loin vers l'ouest se profilaient les silhouettes austères de montagnes aux sommets poudreux et effilés. Un fleuve ondulait du sud-est vers le nord, charriant des masses bourbeuses arrachées à ses rives par la récente montée des eaux.

Et face à nous, la forêt écorchée. Sur au moins six ou sept kilomètres carrés, le sol était pratiquement à nu. Tout juste ça et là repoussaient des touffes de grandes herbes à moitié séchée par la lumière bleue très crue du soleil. Au delà reprenait le moutonnement des immenses arbres de la forêt crinaise, dominée par les sarouques aux formes élancées, qui se perdait dans l'horizon nébuleux.

J'aperçus vers l'est un vol de grandes créatures fuselées aux ailes miroitantes que Tenbar reconnut être des fronpierres. Il m'expliqua l'origine de ce drôle de nom:

"Ces bestioles se nourrissent entre autre de grands vers caparaçonnés qui vivent dans le sol de la forêt. Ils arrivent à les faire sortir en se cognant la tête par terre. Les vibrations attirent les vers, je ne sais pas pourquoi. En tout cas, ils doivent avoir le crâne solide !"

Tenbar survola ensuite les lieux où la foudre était tombée: toujours en lisière de la zone défrichée, à des endroits où des ouvriers travaillaient. Des trouées calcinées dans la verdure. Les colons avaient eu un sacré courage de continuer les travaux dans ces conditions.

Je remarquai rapidement la symétrie de ces "attaques" de foudre: elles étaient réparties en moyenne tous les 250-300 mètres, mais Tenbar m'assura qu'elles s'étaient produites dans un ordre totalement aléatoire. Du moins en apparence: il me sembla évident que le phénomène n'avait rien de naturel. La question était: quelle entité sur cette fichue planète est capable de contrôler la foudre ? Cela semble dingue, mais j'ai vu des trucs plus incroyables, comme les tripodes baveurs de Nium, ou encore les baffleuses orchiphages d'Artéssion. Et je m'en suis sorti entier ! Un peu par chance, admettons.

Revenus à la base, nous fîmes un excellent repas en compagnie du reste des cadres. L'ambiance dans le réfectoire était plutôt tendue, et je sentis sur moi des regards intrigués et méfiants. Je discutai un peu avec Alain Gaurne, qui assurait la direction technique de l'usine de traitement du bois.

"Vous savez, Monsieur Segno, ces arbres sont vraiment extraordinaires. Leur bois est dur, léger, et se travaille facilement. On en exporte sur huit planètes ! Rien qu'avec ça, la Clydencorp a commencé à rentrer dans ses frais."

J'admirai en effet les immenses tables en bois ocre-blond qui donnaient à cette pièce un cachet rustique si agréable.

"Mais le plus intéressant, c'est leur biochimie.

- ... Ah ? Et qu'est-ce qu'elle a de spécial ?

- Tout ! La teneur en protéine, la variété enzymatique, les composés aromatiques... Je pourrai vous montrer tout ça si ça vous intéresse.

- Peut être plus tard dans la journée. Il faut d'abord que j'installe mes systèmes de détection."

Je passai une bonne partie de l'après-midi à déballer et installer mon précieux matériel, aidé de Tenbar lui-même. Je plaçai mes capteurs autour des zones à risque, les reliant par ondes courtes à mon mini-ordinateur. Quand tout fut en place, nous eûmes le temps de faire un dernier tour du chantier en glisseur. Je voulus voir si le détecteur de vie révélait quelque chose de spécial au niveau du sous-sol. Après tout, si quelque chose attirait la foudre, pourquoi pas des créatures souterraines ?

En tout cas, l'analyse ne montra rien de spécial: une faune de sol classique, constituée de micro-organismes et autres animaux fouisseurs comme ces gros vers que mangeaient les fronpierres. Près d'un mètre de long en moyenne, les sacrés bestioles ! Mais le reste n'avait rien d'impressionnant.

Je n'eus pas beaucoup de temps pour voir les ouvriers travailler. Leur technique était simple et efficace: Une première équipe à l'abattage, avançant parallèlement à la lisière de la forêt; l'équipe 2 élague et charge les fûts sur les camions pour les amener à l'usine; la 3 arrache les souches; la 4 déblaie le terrain et l'aplanit au bulldozer. Je fus impressionné par la taille de certains troncs: les plus grands sarouques atteignaient près de 150 mètres de haut. Les souches correspondantes étaient prolongées par un système racinaire si profond qu'il fallait le faire sauter pour l'extraire.

"C'est à cause de ces explosions qu'on a mis si longtemps à réagir lorsque la foudre est tombée, la première fois. On ne s'est inquiété de la disparition du groupe de Frémion qu'à la nuit tombée.

- Que faisaient-ils ?

- Abattage.

- Et les autres groupes ?

- ... ? Oh ! je vous vois venir. La foudre s'est abattue sur des groupes de toutes les activités du chantier. Pas de privilégiés. Si on peut dire...

- Et pourtant , c'est toujours sur le chantier que la foudre tombe. Est-ce qu'on pourrait retourner à l'usine ?

- Si vous voulez. Mais la journée se termine, et il n'y aura pas grand chose à voir.

- Faites moi plaisir."

L'usine occupait un bâtiment de deux étages, du même style préfabriqué infâme que le reste. Elle était divisée en deux sous-unités. La première traitait les fûts et les stockait en containers pour l'exportation. Le bois naturel est effectivement un produit de luxe sur pas mal de planètes dont les forêts n'ont pas survécu à la colonisation. La deuxième sous-unité, axée sur les substances biochimiques, extrayait des branches, feuilles, écorces et racines les essences, résines et métabolites végétaux destinés aux filiales cosmétiques et pharmaceutiques de la Clydencorp.

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