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Les maîtres de Crine

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Les Maîtres de Crine

par Gildas Jaffrennou


Lors de mon premier passage, Blosnen était occupé à superviser le chargement de la production mensuelle à bord de son vaisseau. L'entrepôt était à présent presque vide et complètement silencieux. Les derniers techniciens se préparaient à aller dîner. Alain Gaurne vint sitôt prévenu de mon arrivée et me fit visiter la chaîne de traitement du bois. Il me fit une description détaillée du fonctionnement des délamineuses à écorce, des scies à faisceau laser et m'expliqua les critères de la qualité du bois: la longueur des fûts, la compacité des fibres, la taille des noeuds... j'écoutais d'une oreille distraite.

Il régnait dans ce vaste préfabriqué une odeur très prenante, un mélange de sève alcaline, d'orange amère et d'alcool dilué.

"Vraiment curieux...

- Quoi donc ?

- Cette odeur bizarre."

Tenbar, qui était resté avec nous, me regarda le sourcil relevé et interrogea Gaurne du regard.

"Je ne sens rien. Rien du tout." dit-il, "Cette section est isolée des cuves d'extraits organiques. L'odeur n'arrive pas jusqu'ici.

- Sans vouloir vous offenser, je préfère me fier à mes narines...".

Je n'avais pas réalisé au début à quel point cette odeur me mettait mal à l'aise. Peut être parce qu'elle était masquée par celle des ouvriers et des machines en train de tourner... J'avançai le museau en l'air, humant pour remonter à la source.

Oui ! Près de cette machine à délaminer l'écorce.

Je me penchai sur le bac... Et c'est alors que ce truc dingue m'arriva.

Dire ce que je ressentis est difficile. C'était une sensation de profond écoeurement, à la fois physique et mental, qui se mit à me tenailler tout le corps des gonades au cervelet. Une sorte de perte de contrôle émotionnel, associée à un malaise indescriptible. Je sentais les larmes me monter aux yeux et des sanglots me secouer sans que je puisse les contrôler. Tenbar avait commencé à s'approcher, mais il interrompit son geste quand je commençai à vomir tripes et boyaux.

Je me rappelle vaguement deux ou trois personnes appelées par Gaurne qui vinrent me sortir de là. On me fit probablement une injection, car je sombrai rapidement dans le relatif bien-être de l'inconscience.

J'émergeai du sommeil par paliers.

C'était comme ramper hors d'un marécage à travers une boue épaisse et froide. Mon corps me donnait une sale sensation de chair amorphe et molle, un profond dégoût d'être. Je luttais.

J'ouvris les yeux. Un visage glabre et pâle d'humain se penchait sur mon cas. Après quelques ratées, mes neurones daignèrent se remettre à fonctionner: c'était Jennifer Fogger, médecin-chef de la colonie. Je l'avais vue quelques siècles plus tôt lors de mon arrivée.

"Comment vous sentez-vous ?" demanda sa douce voix.

"Très mal.

- Essayez de boire ça.

- Beurk.

- Allons, faites un effort."

Je fis un effort. Son truc avait un goût horrible: amer, écoeurant, malodorant... Un subtil mélange bien infâme. Mon estomac vide voulut protester, mais dut s'incliner faute d'arguments.

"Quelle heure est-il ?

- Neuf heures et demie, heure locale.

- Merde. Qu'est-ce qui m'est arrivé ?"

Elle haussa les épaules et eut un petit sourire.

"Réaction anarchique du système nerveux central à un stimulus anormal. Une sorte de crise de nerfs artificielle provoquée par un alcaloïde contenu dans les fragments d'écorce de ce fichu bac. On y travaille.

- Merde.

- Ce qui est curieux, c'est que personne n'ait eu ce type de réaction avant. Peut-être que c'est lié à la biochimie de votre espèce.

- C'était pas un alcaloïde.

- ...?

- Il y a plusieurs substances. c'est un drôle de mélange. En plus, il devait y avoir des neurotoxiques, et bien méchants. C'est sûrement le pire truc qu'un végétal ait jamais inventé pour se protéger.

- Vous avez senti tout ça ?

- Si vous saviez tout ce que je peux sentir !"

Je la fixai quelques secondes et elle détourna les yeux en rougissant. Il faudrait à l'occasion que je lui demande son avis sur les rapprochements inter-raciaux.

Malheureusement, j'avais pour l'instant d'autres soucis. Sans parler de mon état.

Je me levai avec précautions.

"Hé là ! Il faut que vous restiez tranquille !

- Mais je suis tranquille. Où sont mes vêtements ?

- Ne comptez pas sur moi pour vous les apporter ! Vous allez rester dans ce lit et vous reposer."

Il fallait vraiment que j'y aille, mais pour l'en convaincre... Je m'appliquai à contrôler ma respiration. Ce damné estomac continuait à récriminer.

"Jenny, je vais sortir de votre joli hôpital, habillé ou pas. Soyez gentille, essayez de prévenir Alain Gaurne et Katia Orrane que je voudrais leur parler... Hups... excusez moi."

Elle fronça les sourcils, faillit dire quelque chose, mais laissa tomber. Elle sortit de la pièce en maugréant.

Ne trouvant pas mes vêtements dans les placards, je sortis de la chambre à poil (expression typiquement humaine qui dans leur bouche m'a toujours fait rire). Je tombai nez à nez avec une charmante infirmière avienne. Il y eut un moment de flottement. Je souris (C'est ce qu'il y a de mieux à faire dans les moments de flottement), et remarquai son chargement.

Crine 4

"Ce sont mes vêtements que vous avez là ! Ça, ça tombe bien." Je la déchargeai de son fardeau et rentrai dans ma chambre pour m'habiller.

"Monsieur Segno ...

- Oui ?

- Le docteur Fogger va revenir ici avec le professeur Orrane. Elle voudrait que vous les attendiez. Tenez." Elle me tendait une boite de pilules de couleur incertaine. "Deux avant chaque repas, pendant trois jours."

"Merci beaucoup, mademoiselle ? ...

- Polti. Ysna Polti."

Incroyable, cette faculté des aviens de sourire malgré leur bec rigide. J'avalai deux pilules et elle m'apporta un petit déjeuner léger, que je pris finalement dans le réfectoire de l'hôpital. Elle m'apprit qu'il n'y avait que quatre personnes en traitement, dont une pour brûlures par la foudre.

"Depuis quand ?

- Hier soir. La foudre est tombée sur un groupe qui s'apprêtait à rentrer.

- Merde.

- Vous semblez adorer ce mot !" Le docteur Fogger venait d'entrer, suivie du professeur Orrane, de l'administrateur Tenbar et du directeur Gaurne. Ysna débarrassa et battit en retraite. Tenbar me regardait d'un air un peu gêné.

"Ça a l'air d'aller beaucoup mieux. Vous nous avez fait une sacrée frousse !

- Ça va bien. Il paraît que la foudre est tombée hier soir ?

- Ouais.", dit Tenbar, "sur le dernier groupe, qui s'apprêtait à rentrer. Il y a eu cinq morts, dont Vince.

- Vince Perne ? L'ingénieur ?"

Tenbar opina. Mon tube digestif profita de l'occasion pour tenter une sortie, que je réprimai avec peine.

"Et le blessé ?

- Georges Ocran, un ouvrier de l'équipe de terrassement. Brûlé au troisième degré sur plus de cinquante pour cent du corps, et en état de choc. Il n'a plus de visage, ni de langue..."

Il y a des matins...

- Qu'ont donné les enregistrements ?"

Ils se regardèrent les uns les autres. Ce fut Jenny Fogger qui répondit.

"Ils sont plutôt difficiles à interpréter. Mais il nous à semblé qu'il y avait un effet très bizarre au dessus du sol avant que l'éclair ne frappe. On aurait dit que l'air se chargeait d'électricité, comme un condensateur."

- Ça pourrait être provoqué à distance", suggéra Tenbar, "à condition d'avoir un matériel vraiment très spécial. On dirait bien qu'on n'est pas seuls dans le coin."

Gaurne haussa les sourcils:

"Tu penses à qui en particulier ?

- J'en sais trop rien... Peut être des corsaires qui veulent nous faire dégager et récupérer la colonie. Ou bien un coup des Soleils Pourpres."

Je m'éclaircis la voix:

"Je pourrai sans doute vous en dire plus quand j'aurai vu les sensogrammes. Vous savez, Ray, on passe parfoi santais. J'ai connu pire, vous savez ? Je me sens très bien, et vos pilules sont très efficaces. Maintenant, j'aimerais beaucoup voir ces fameux sensogrammes... Au fait, Alain et Katia, j'aurais un service à vous demander pendant ce temps...

Quand je leur eus expliqué en aparté ce que je voulais, ils se regardèrent, semblèrent penser à la même chose et se levèrent en même temps:

"On vous appelle dès qu'on a quelque chose", dit Katia Orrane, très excitée.

Tandis qu'ils partaient vers le labo, Ray Tenbar m'accompagna à ma chambre où mon mini-ordinateur centralisait les données des senseurs. Des monceaux de papier étaient étalés sur le lit, témoins du passage de Tenbar et des autres: impossible de leur en vouloir pour leur curiosité, j'aurais fait la même chose à leur place.

"Voyez", dit Ray, "pendant les trois ou quatre secondes qui précèdent l'éclair, il y a une brutale chute de potentiel au dessus du sol, comme si un canon à induction était braqué juste là."

- Attendez. Ce n'est pas au dessus du sol qu'il se passe quelque chose. On le dirait, mais c'est parce que j'ai pris le sol lui-même comme référentiel... Ça veut dire qu'il se passe quelque chose sous terre.

- Hein ? Je croyais que de ce côté tout était normal !

- La faune, oui. Mais regardez ça."

En quelques manipulations rapides, je fis apparaître sur l'écran une représentation tridimensionnelle des courants telluriques sous l'endroit où la foudre était tombée. Un énorme réseau très complexe de flux ramifiés se forma, rendu flou par la superposition de plusieurs niveaux superposés sur une bonne épaisseur. L'image se forma progressivement, brilla une seconde et se dissolut dans les parasites.

Le jackpot.

Enfin, c'est ce que j'ai cru sur l'instant.

"C'était quoi, ça ?", demanda Ray, l'air perdu et la lèvre pendante.

"Ça, c'est ce qui attire la foudre.

- ... Désolé, mais j'ai dû rater le début !"

Sonnerie mélodieuse du communicateur de la chambre.

"Allô ? Yoss Segno à l'appareil". Je branchai le haut-parleur pour que Ray puisse entendre.

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