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Le Golem

de David Sicé

***

D'après la légende médiévale.

 

CHAPITRE 1 : HIVER

 

L'hiver touchait à sa fin et jamais les rues du Joseph-Ville n'avaient été moins sûres. Il ne passait pas une nuit sans que des cris nous réveillent en sursaut.

Le lendemain, en allant à l'école, nous apprenions des bouches des autres enfants les choses affreuses qu'il était arrivé à une famille, à un marchand, ou à d'autres gens de notre connaissance. Nous vivions dans la peur, comme cela était déjà arrivé tant et tant de fois par le passé.

Ce soir-là, nous n'étions pas encore endormis mes frères et moi, quand de grands coups furent frappés à la porte. Nous nous sommes redressés, le coeur battant, nous demandant s'il fallait nous enfuir, si nous en aurions le temps… A notre grande honte, les pleurs et les lamentations d'Hedda nous rassurèrent : notre tour n'était pas venu aujourd'hui. Le malheur en avait frappé d'autres que nous.

Hedda était la femme de Hans, le cordonnier. Noé et moi, on décida de descendre discrètement afin d'en savoir plus. Notre père était penché sur la table de la salle à manger. Notre mère tenait la lampe au-dessus de lui. Hans soutenait son épouse, qui avait perdu son bonnet et empoignait à deux mains sa longue chevelure grise en désordre. Grand-père et Grand-mère les avaient rejoints en silence.

Père secouait la tête. Hedda sanglotait :

« Mon fils est mort ! Ils l'ont tué. Ils ont tué mon fils...»

Elle était anéantie par le désespoir. Elle martelait de ses poings les épaules de son mari. Lui la serrait plus fort dans ses bras. Grand-père récitait une prière à voix basse.

***

CHAPITRE 2 : PRIERES

Le dimanche suivant, à la Salle des Prières Vieille-Nouvelle, rien n'allait plus. Les femmes levaient les bras au ciel, et les hommes s'écriaient : « Le Seigneur nous abandonne !

— Il n'y a plus un jour, il n'y a plus une nuit sans que le malheur nous accable, sans que le sang de nos parents, de nos frères, de nos enfants ne soit versé dans nos rues. Il n'y a que les épidémies à pouvoir tenir éloignés cette engeance de démons...

— Ah ! Maudits soient ceux qui nous tourmentent ! Maudits soient les étrangers ! Pauvres de nous, pauvres de nous ! »

Nous les regardions en silence. Nous savions qu'ils faisaient tout ça pour que Grand-père fasse quelque chose.

Grand-père était quelqu'un de très sage et de très puissant. On racontait même que huit ans auparavant, l'Empereur Rodolphe lui-même l'avait reçu, et longuement écouté.

« C'est parce que Grand-père est un sorcier, avait dit notre ami Danilo, le fils de l'horloger, en sortant du bâtiment.

— Non, avais-je répondu, c'est parce qu'il a beaucoup étudié !

— Justement : il sait comment déchiffrer les livres de magie. Il a presque cent vingt ans, comment aurait-il pu atteindre un tel âge sans ça ?

— Tu dis n'importe quoi : Grand-père est un savant. Et il connaît des tas d'autres savants, des étrangers.

— Ah oui ? Un jour qu'il n'est pas là, ouvre donc l'un de ses grimoires, et vois s'il ne s'agirait pas du Livre d'Abraham. Mon père dit que ton Grand-père le détient.

— Qu'est-ce que le Livre d'Abraham ? demanda Noé.

— C'est un livre de sorcier, répondit Danilo : plein de lettres et de chiffres, et de signes, et de figures étranges. Des chiffres qu'il faut lire comme des lettres et des lettres qu'il faut lire comme des chiffres. Ton grand-père l'avait déjà utilisé, lorsque l'Empereur l'avait mis au défi de lui offrir un superbe banquet. Et il a fait apparaître un château de nulle part, et il l'a rempli des mets les plus succulents et de la vaisselle la plus somptueuse...

— C'est rien que des histoires ! Je coupais. Allez, viens Noé, il faut qu'on rentre. »

Alors que nous quittions de la Salle des Prières, nous entendions encore des bouts des conversations que les hommes menaient à voix basses, par petits groupes.

« ... il s'est enfermé avec son gendre et son meilleur élève. Que pourraient-ils bien faire à eux trois ?

— Ils ne feront rien ! Il l'a dit tout à l'heure. Nous devons attendre, et prier le Seigneur qu'on nous vienne en aide...

— Ils nous tuerons tous, les uns après les autres ! Pour eux nous ne sommes que des moutons que l'on peut tondre et maltraiter, puis mener à l'abattage ! »

 

***

 

CHAPITRE 3 : DANS LA NUIT

Et c'était vrai, que Grand-père connaissait des savants étrangers.

David Gans, l'un de ses élèves, traduisait pour un hôte de l'Empereur lui-même, un livre très compliqué, plein de chiffres, de lettres et de cercles étranges.

« ...Le quartier n'est plus sûr, expliquait Grand-père à David, et à son ami allemand, Johannes. Tu dois poursuivre tes travaux chez monsieur Brahé. Il serait stupide de laisser le mystère des sphères célestes vous échapper, tout cela parce que cette nuit, ou la prochaine, une bande de brutes aura décidé de faire un feu de joie avec l'une de nos bibliothèques — et avec nos savants lettrés par-dessus le marché ! Monsieur Brahé comprendra, je suis certain. »

A ce moment-là, Noé souffla dans mon oreille :

« Tu crois que David, l'Allemand et ce monsieur Brahé sont aussi des sorciers ? »

Je lui envoyais un coup de coude dans les côtes. Son cri de douleur fit se retourner nos invités. Et surtout, attira l'attention de Grand-mère :

« Cobbie et Noé ! nous cria-t-elle : Combien de fois votre père vous a dit de ne pas vous disputer ! Attendez qu'il revienne et vous verrez comment il vous punira ! »

Nous eûmes beau eu protester, elle ne voulait rien entendre : c'était de l'histoire ancienne ! Cela faisait au moins depuis deux mois qu'on ne se disputait plus ! Grand-Mère nous envoya nous coucher, sans même avoir soupé.

Voilà pourquoi plus tard dans la nuit, nous sommes redescendus dans la cuisine : Nos ventres criaient famine ! Si d'aventure, quelqu'un venait à nous surprendre, nous avions un prétexte tout trouvé : Nous avions entendu une porte grincer — un voleur, un assassin peut-être, essayait de se faufiler dans notre maison, et n'écoutant que notre courage, nous étions aller chercher un couteau pour nous défendre...

Mais, alors que nous descendions à pas de loups le minuscule escalier aux marches inégales, une porte de la maison se mit à grincer pour de vrai !

Noé et moi, nous nous immobilisâmes, tremblants comme des feuilles. Plus bas, une lumière palpitait dans la pénombre.

« Chut ! » souffla quelqu'un.

La porte grinça à nouveau, cette fois dans l'autre sens. Et un verrou retomba dans l'obscurité. Je voulais continuer à descendre. Noé me retint : le frôlement d'une étoffe sur le parquet glissa jusqu'à nos oreilles. Nous reculâmes précipitamment.

C'était Grand-mère Perl.

Elle était capable de circuler les yeux fermés à travers toute la maison.

 

***

CHAPITRE 4 : L'ETRANGE CEREMONIE

Le lendemain matin, nous retrouvâmes l'ami Danilo en chemin.

Il nous suivait le regard braqué sur nos nuques, et détournait les yeux à chaque fois qu'on se retournait. Visiblement, il avait quelque chose à nous dire. Je finis par lui crier :

« Hé bien ! Quoi ? Qu'est-ce que tu as à la fin ? »

Danilo nous entraîna sous un porche, et jeta un coup d'oeil rapide aux alentours, pour voir si personne ne nous épiait.

« Mon oncle a vu ton père, et ton grand-père, et son meilleur élève, Jacob, au plus noir de la nuit : ils portaient des bougies, et leur tenue de fêtes blanches...

« Ils sont descendus jusqu'au bord de la Voltava, sur les bancs d'argile. Ton grand-père a tracé la silhouette d'un homme dans la boue, et ils se sont mis à tourner autour.

« Et quand ils ont eu fini, l'homme de boue s'est relevé : Ils ont créé un Golem ! »

Je protestais : «  Tu dis n'importe quoi ! Le seul Golem qui fut créé, c'était Adam, et c'est Dieu qui l'a créé !

— Ton grand-père est un grand sorcier, répondit Danilo : il a trouvé le moyen de défendre nos rues et nos maisons des méchants ! »

Comme nous attirions l'attention des passants, nous nous remîmes en route pour l'école.

« Des bougies et des robes blanches par une nuit sans lune, maugréa Noé : la ville entière n'a dû voir qu'eux jusqu'au Pont Charles ! »

Une surprise nous attendait à la maison.

 

 

CHAPITRE 5 : JOSEPH

 

Nous avions l'habitude, après l'école, de courir à la cuisine, où Grand-mère disposait à notre attention du miel et des galettes de seigle. Noé et moi étions d'ordinaire parmi les plus vifs, mais cette fois, le petit Benny nous avait précédé.

Son cri perçant nous alarma. Nous nous précipitâmes, et alors qu'il s'abritait derrière nous, on ouvrait de grands yeux.

Assis à la table de la cuisine, il y avait un géant.

Un géant au teint grisâtre, aux traits lourds, avec des épaules massives. Il avait des mains... on aurait dit deux battoirs. Le géant nous considéra d'un air morne. Ses yeux étaient éteints. Mais il n'avait pas l'air stupide. Et il acheva de dévorer notre goûter.

Nous étions paralysés par sa simple présence.

Alerté par le cri de Benny, Grand-père et Grand-mère accoururent. Grand-père eut un grand sourire en nous apercevant :

« Ce n'est rien les enfants, dit-il : Ce n'est que Joseph. Il vient d'arriver de Pologne. Je l'ai installé chez nous car il vient d'arriver et n'a nulle part où aller : c'est le nouveau serviteur de la salle de prières. »

Joseph.

Noé et moi, on échangea un regard lourd.

« Bonjour, Joseph », osa Noé

Mon petit frère avança d'un pas vers le géant. Celui-ci inclina légèrement son énorme tête, sans sourire – ni ouvrir la bouche.

« Joseph est un peu simple d'esprit, expliqua Grand-père. Il ne parle pas, et vous ne devez pas chercher à lui parler, vous m'avez compris ? »

On hocha vigoureusement la tête : On ne discutait pas les ordres de Grand-père. S'adressant au géant, Grand-père ajouta :

« Va te coucher dans ta chambre, Joseph. »

Le géant se releva. Il était encore plus impressionnant debout qu'assis : il était obligé de courber la tête pour ne pas heurter les grosses poutres du plafond. Joseph sorti, Benny se faufila jusqu'à Grand-mère :

« Il a mangé notre goûter ! » protesta le petit bout de chou avec véhémence.

Grand-père eut un petit rire :

« Grand-mère va vous en préparer un autre, n'est-ce pas, Perl ?

— Bien sûr... », répondit Grand-mère d'une voix faible.

Au-dessus de nos têtes, les pas lourds de Joseph faisaient grincer les lattes du plafond et dégringoler de la sciure.

Grand-mère elle-même n'avait pas l'air bien rassurée.

 

***

 

CHAPITRE 6 : L'ATTAQUE

Le dimanche suivant, il faisait vraiment beau, et nous étions aller jouer avec les autres enfants au milieu des arbres, tout prêt de la Voltava. Noé voulait aller voir l'endroit où, selon Danilo, Grand-père avait façonné le Golem.

Et moi, je n'étais pas d'accord.

Durant toute la semaine, nous avions encore entendu des cris dans la nuit. Mais cette fois, c'était ceux des étrangers.

Les filles racontaient que, chaque fois qu'ils avaient tentés d'attaquer un habitant de notre quartier, un homme mystérieux avait surgi et les avait punis. Les femmes disaient que c'était une mauvaise chose, car les étrangers blessés iraient se plaindre aux autorités de la Ville, et qu'une nuit, ils reviendraient plus nombreux, et alors, un homme seul ne les empêcherait pas d'incendier nos maisons.

Et puis il y avait les calomnies : un épicier avait été accusé par son voisin, un boucher Bohémien, de lui avoir volé sa recette de la journée. Et pour preuve, il avait été capable de citer le nombre exact de pièces que l'épicier avait dans sa bourse. L'épicier avait protesté en expliquant que le boucher avait pu le voir compter son argent à travers une fente de la cloison de bois qui séparait les deux magasins ; que c'était de la jalousie, car le boucher ne gagnait rien et son épicerie, elle était prospère. Mais le boucher a prétendu le contraire : que c'était l'épicier qui l'avait espionné. Evidemment, les Bohémiens croyaient leur boucher, et ils étaient allés lancer des pierres sur les fenêtres des maisons du quartier.

Et alors que nous parlions de tout cela sous les arbres, Benny se mit à crier : un groupe d'étrangers, sales et hirsutes, venaient dans notre direction.

Tous les enfants se mirent à courir, mais Michaëla, notre soeur aîné, qui avait sous sa garde deux de nos petites cousines, perdit du temps à ramasser les fillettes, et à les traîner vers nos rues. Ils étaient déjà sur elle, lorsque Noé et moi, on s'était retourné, alors qu'on fuyait vers la Voltava.

« On peut pas les laisser faire ça !, cria Noé.

— Ils ont des bâtons !, je lui répondis.

— Nous aussi ! répondit Noé en arrachant une branche presque morte d'un tronc voisin.

Et on a des pierres ! », je renchéris.

Je sentais la colère gonfler ma poitrine. Les étrangers s'étaient dispersés : la plupart couraient après les enfants qui s'échappaient dans les ruelles toutes proches. Deux hommes étaient restés sur place et entouraient Michaëla. L'un d'eux lui avait arraché la petite Siloée, qui hurlait de terreur. L'autre fillette – je crois qu'elle s'appelait Lissy – s'agrippait à la jupe de sa grande cousine, se cachant le visage dans le tissu. Je voulais leur lancer des cailloux, mais j'avais peur de blesser les filles.

C'est alors que j'entendis le bruit d'une grande galopade derrière nous : deux étrangers revenaient pour nous attraper. Je leur lançais mes deux pierres, et les manquaient lamentablement. Noé voulut frapper le premier de sa branche. L'autre attrapa l'arme improvisée et la lui arracha des mains pour la casser en deux morceaux.

« Je vais faire pareil avec toi, petit youpin ! » me dit le jeune étranger avec un mauvais sourire.

Mais c'était dans le dos de mon frère que venait le plus grand danger... Je criais : « Noé ! »

Trop tard ! Le second étranger lui assena un coup de son gourdin en pleine tête. Noé s'effondra à mes pieds, le visage en sang.

Les larmes aux yeux, je me ruais sur eux.

Mais eux ne me regardaient pas.

C'est alors que je sentis une poigne énorme me retenir, me soulever… et me jeter au sol ! Je levais les bras pour me protéger des coups, mais rien ne vint.

Alors je relevai les yeux : c'était Joseph !

Le serviteur géant de la Salle des Prière : il était sorti de nulle part et marchait droit sur nos agresseurs. Ceux-ci, terrifiés, s'étaient reculés. J'en profitais pour me précipiter au côté de Noé, pour essayer d'éponger le sang avec mon mouchoir.

J'ignore comment Joseph procéda exactement. Je sais seulement qu'un des étrangers le frappa de son gourdin en plein visage, et que le coup ne le fit même pas sourciller. Les méchants hommes s'enfuirent très vite. Et ceux qui ne s'enfuirent pas restèrent assommés sur le sol.

Noé avait rouvert les yeux. Je l'aidais à se relever : on ne pouvait pas rester ici : d'autres pouvaient revenir. Michaëla nous avait rejoint avec les deux petites. Sa robe était toute déchirée et ils l'avaient griffée au visage.

Joseph le géant nous tournait le dos. Il contemplait sans un mot le champ de bataille. Je tirais doucement sur sa manche. Il se retourna, lentement. Je bredouillais : « Merci... »

Il s'en alla, sans me répondre.

 

CHAPITRE 7 : LA GUERISON

Noé a guéri, même s'il gardera pour toujours cette méchante cicatrice au-dessus du sourcil.

Joseph est parti de chez nous un mois après les fêtes de Pâques. Notre quartier était devenu très sûr, alors il n'avait plus rien à faire. Grand-mère avait alors cherché à l'employer aux tâches ménagères, mais, à chaque fois, cela avait tourné au désastre. Un jour, il avait inondé toute la maison en vidant les seaux d'eau par terre que Perl lui avait ordonné de porter chez elle.

Une autre fois, il avait emporté dans ses bras la marchande de pommes de terre et sa carriole avec, parce qu'il n'avait pas su combien de pommes de terre il fallait ramener pour Perl. Les gens du quartier commençaient à avoir peur de lui, et je crois que Grand-père l'a renvoyé en Pologne, et que c'est pour cela qu'on ne l'a plus jamais revu.

Mais je n'en suis pas sûr.

Un jour, alors que Grand-père était seul dans sa bibliothèque, je suis entré, et je lui ai posé la question :

« Grand-père Loess, est-ce que Joseph était un Golem ? »

Il a relevé la tête de son livre très ancien et très compliqué, et il m'a demandé :

« Qu'est-ce qui a bien pu te faire penser une chose pareille ? »

Je lui ai répondu que le père de Danilo, et plusieurs autres personnes l'avait vu, cette nuit-là, fabriquer le Golem sur les rives de la Voltava. Isaac, mon père, représentait le feu, Jacob son élève, l'eau, et lui, l'air.

Joseph ne pouvait pas parler, ni rire, ni faire briller ses yeux parce qu'il lui manquait l'étincelle divine, que seul notre Seigneur pouvait accorder, comme il l'avait fait pour Adam, le premier homme sur la terre.

Voilà aussi pourquoi Joseph commettait autant d'erreurs qu'un petit enfant lorsque Perl, plus tard, l'envoyait au marché : parce qu'il était comme un petit enfant qui venait de naître.

« C'est une histoire très étrange, que tu me racontes-là, Cobbie... », répondit Grand-père en souriant. « Laisse-moi t'en raconter une autre, plus étrange encore. »

 

***

CHAPITRE 8 : DES MYSTERES DE L'UNIVERS

 

« Il y a de ça bien longtemps — quatorze siècles, pour être plus exact — un grand savant grec, nommé Ptolémée — persuada tous les autres savants de son époque, et ceux qui suivirent, que la terre était au centre de l'Univers.

« Pour lui, en effet, l'Univers se divisait en deux mondes, le monde terrestre, monde du changement, de la vie et de la mort — et le Cosmos, monde de l'éternel.

« Le monde terrestre était composé de quatre éléments primordiaux — l'air, le feu, la terre et l'eau — qui se mouvaient selon des lignes verticales : l'air et le feu vers le haut, l'eau et la terre vers le bas. Le Cosmos, au contraire, n'était composé que d'un seul élément immuable, l'éther...

— Mais, Grand-père..., je protestai faiblement, ce n'est donc pas le cas ?

— Laisse-moi terminer mon histoire, Cobbie ! »

« Tout cela fonctionnait très bien, et les astronomes avaient pu écrire de nombreux livres (comme celui que traduit mon élève David Gans pour monsieur Brahé) et tracer de nombreuses tables — tu sais, ce sont des sortes de calendriers —, ou encore fabriquer beaucoup d'horloges comme celle de la Tour Municipale, sur la Grande Place...

— Celle avec la Mort, et le Coq qui passent derrière les fenêtres?

— Exactement. De la belle ouvrage n'est-ce pas, que cette mécanique, non ? Mais revenons à l'étude des cieux.

« Ptolémée, Aristote et bien d'autres disaient que les cieux étaient immuables, éternels. Et pourtant, Monsieur Brahé lui-même, que l'Empereur a installé près de notre ville, a vu il y a vingt et quelques années, une étoile s'allumer dans le ciel, là où personne n'en avait encore jamais vue.

« Et cette étoile a brillé, pendant près de deux ans, je crois. Pour disparaître ensuite, à jamais, sans doute.

— C'était une étoile filante !, je répondis avec fierté.

— Oh, non, mon fils : une étoile filante — ça file, justement. Et cette étoile-là ne filait pas.

« Mais il y a mieux.

« Tu sais que les Planètes bougent dans le ciel : la Lune tourne autour de la Terre en un mois, Mercure, Vénus et le Soleil en un an, Mars en deux ans, Jupiter en douze et les étoiles en un jour.

« En plus, certains astres s'immobilisent dans le Ciel, ou encore s'en retournent en chemin, comme si elles avaient oublié quelque chose sur leur route ! »

Je demandai, sans réfléchir :

— Pourquoi ? »

Grand-père me tapota le front de son doigt

« C'est là la question, répondit-il.

« Un autre savant, nommé Copernic, s'est demandé, si, par hasard, cela ne pourrait pas être la Terre, qui tournerait autour du Soleil. »

Je m'exclamais : « C'est impossible ! Il n'y a qu'à se tenir dehors toute la journée pour s'apercevoir que ce n'est pas le cas ! Et les Écritures disent que... »

Grand-père m'arrêta d'un geste solennel :

« Ce que disent les Écritures, il faut plus d'une vie pour, ne serait-ce, qu'en effleurer le sens profond.

« Maintenant, prends le temps de réfléchir à ton premier argument.

« Si le Soleil est au centre, mais que la Terre tourne autour, il suffit que la Terre tourne sur elle-même pour qu'on puisse croire que c'est le Soleil qui bouge. »

Je restais muet un certain temps, pour essayer de comprendre. Je réalisai soudain : « Mais alors, l'Horloge de la Grand Place est fausse ! Pourquoi... Si le Soleil est au centre de l'Univers, pourquoi enseigne-t-on encore que c'est la Terre ? »

Grand-père soupira : « Lorsque un mannequin de bois passe devant la fenêtre de l'Horloge, pourquoi quelqu'un irait-il croire qu'il a vraiment vu la Mort ?

— Personne ne croit une chose pareille !

— Même lorsqu'il n'est qu'un tout petit enfant ? », insista le vieil homme avec malice.

Je rougissais à l'évocation de ce souvenir honteux. Lorsqu'on m'avais emmené pour la première fois à l'Horloge, mon autre frère Jago (le Seigneur ait son âme...) m'avait dit que si la Mort apparaissait à la fenêtre, c'était qu'elle était venue pour m'enlever. Seul mon père avait réussi à me calmer, et pas avant plusieurs heures.

Et je m'étais remis à faire pipi au lit.

Grand-père se pencha doucement vers moi :

« Cobbie, les gens croient parfois ce qu'ils voient, mais ils ne voient jamais que ce qu'ils veulent bien croire.

« Le père de Danilo a cru me voir fabriquer un Golem cette nuit-là au bord de la Voltava, tout comme tu as cru que Joseph était ce Golem.

« Le Pape des Chrétiens croit que la Terre est le centre de l'Univers, et avec lui, la plupart des savants de ce monde. Ils en sont tellement assurés qu'ils sont allés brûler vif un astrologue italien il y a peu.

« Même monsieur Brahé, qui, mieux que quiconque sait de quoi nous parlons, écrira dans son livre que le Soleil tourne autour de la Terre, sans quoi il sait qu'il finira peut-être lui aussi brûlé, comme cet italien. Ce jeune allemand, Johannes Kepler, lui, osera peut-être...

« Mais je vols que tu es fatigué.

— Non, Grand-père ! », je répondis avec conviction.

Et pourtant, mes paupières se fermaient.

« Il est tard de toute façon, conclut le vieil homme en soupirant : Le seul secret que je puisse te livrer ce soir, n'en est pas un : Il faut étudier, étudier sans relâche, et faire en sorte que les autres étudient aussi.

« Non pas pour obtenir quelque pouvoir occulte, ou pour la renommée, mais pour comprendre la nature des choses, et la nature des gens. »

Grand-père Loess se leva, et considéra lentement tous les somptueux ouvrages rassemblés dans son petit cabinet.

« Et même lorsqu'on croit avoir compris, il faut savoir rester humble. Ce n'est que de cette manière que l'on sera moins trompé par les apparences, moins effrayé par les méchants, moins éloigné de la Vérité et donc... plus proche et plus digne de notre Seigneur. »

Grand-père referma son lourd grimoire.

« Je te souhaite une bonne nuit, Cobbie. »

 

***

 

CHAPITRE 9 : LE SECRET

 

Grand-père Loess est mort neuf ans plus tard, en l'an cinq mille trois cent soixante-neuf. Et à ce jour, le Soleil tourne toujours autour de la Terre.

Il n'avait pas cent vingt ans, comme tout le monde le croyait, seulement quatre-vingt-dix-sept — et il ne détenait pas le secret de l'immortalité.

Pas plus qu'il ne détenait le Grand Livre de Magie d'Abraham.

Enfin, je crois.

***

FIN

Achevé le jeudi 30 octobre 1997.
Révisé le vendredi 31 décembre 2004.

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Tous droits réservés David Sicé.

 

Illustration réalisée avec les logiciels Poser 5 et Cinema 4D 8.5

 

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FIN DE LA PAGE